Kommunalka
Kommunalka
Nous avions « signé » pour dix jours en Bed and Breakfast. Tout simplement car je voulais vivre Moscou de l’intérieur, ne pas me retrouver le soir dans une ambiance impersonnelle d’hôtel, avoir le plaisir de côtoyer une autre famille…
Rien ne s'est déroulé comme prévu et je crois pouvoir dire que ce sera finalement mon souvenir le plus marquant de Moscou, que je prends pour une expérience et une leçon de vie : la découverte d’un kommunalka. C’est pour résumer la parfaite antithèse de la colocation, on ne choisit pas donc on subit l’autre.
Il s’agit de ce système de logements si pernicieux mis en place à partir de la révolution soviétique de 1917. Les chambres des appartements cossus réquisitionnés par le pouvoir en place ont été attribuées à différentes familles, couples, célibataires… Seulement, les appartements ne comportent généralement qu’une seule pièce d’eau, une seule cuisine et un seul WC, pièces qui n’appartiennent à personne mais doivent être partagées.
Je suppose que ce système était idéal pour que les gens se haïssent et s’entre-surveillent. Je n’aurais jamais crû, que presque cent ans après, le système perdure. Apparemment le gouvernement déclare de temps à autre qu’il va y mettre fin et cela demeure lettre morte.
Notre pâté d'immeuble, très bien placé dans Moscou
Dans l'entrée... Entretien 0, propreté -12...
Maman et moi avons mis plusieurs jours (soirées en réalité car nous étions heureusement absentes toute la journée pour nos visites et balades) à comprendre où nous étions, qui était qui, qui faisait quoi.
Dès notre arrivée, notre hôte [que j’appellerais donc Irina dans ce blog] nous presse de rentrer dans une pièce en face de l’entrée de l’appartement. Nous nous retrouvons donc dans une salle à manger très vieillotte, type années 40. La pièce est on ne peut plus triste mais elle est parquetée et très haute de plafond avec des moulures. Je suis assez surprise de devoir dormir dans une salle à manger. Deux couchages plutôt rudimentaires (un petit canapé lit et un minuscule fauteuil dépliés) nous attendent. Le chat Mourzik y a ses habitudes car à la moindre occasion il vient s’installer dessus.
Irina nous propose de boire quelque chose. Elle joue la montre pour nous montrer le plus tardivement possible le reste de l’appartement. Du moins c’est ce que nous croyons. En réalité, elle nous montre le couloir et au fond de ce dernier une minuscule salle de bain, envahie par des flacons crasseux, à l’éclairage blafard et au rideau de douche moisi. En face, des toilettes dans laquelle on remarque de suite le dédoublement. Dédoublement des rouleaux de papier toilette, dédoublement des rangements, dédoublement des désodorisants. On aperçoit sur le côté la cuisine, plutôt vaste avec toujours cette multiplication de tout, un bazar ordonné par entités de famille, où l’occupation de l’espace a l’air d’être un art. Nous ne sommes pas invitées à y entrer. Je le ferai quand même de temps à autre car elle y contient l’unique poubelle. Je la repère tout de suite d’ailleurs sa poubelle, celle avec une boîte de nourriture à chat.
La cage d'escalier ressemblait furieusement à une immense boite de ce célèbre médicament gynécologique !!
La porte, si souvent défaillante, que nous avons passé une heure sur le palier la veille du départ...
Le système de sonnette est écrit sur la porte : famille I, un coup, famille II, deux coups...
Plan gribouillé dans le train retour...
Ambiance bédéésque. Ici l'entrée-palier de l'appartement.
Il reste tout de même cinq portes « mystérieuses » mais je suis fatiguée et je ne m’en soucie guère. Le premier habitant que je croise est un jeune homme d’une vingtaine d’années, torse nu avec sa serviette sur l’épaule. Il feint de ne pas me voir et s’engouffre dans le fond du couloir.
C’est le début d’un ballet, d’une pièce de théâtre qui durera dix jours pour nous. Les portes s’ouvrent, les gens passent comme des ombres. Tout est fait pour ne pas se croiser et quand malencontreusement on se croise, l’esprit humain panique, ne sait plus quoi faire, se renfrogne simplement par réflexe. Maman et moi sommes désappointées par le manque de sérénité des lieux, le manque de dialogue entre les résidents. Pourtant l’appartement est vraiment grand pour le centre-ville de Moscou, bien chauffé, les nuits sont très calmes. On a l’impression que peu de choses pourrait leur changer l’ordinaire mais que tout est bloqué par eux-mêmes.
La difficulté supplémentaire, c’est qu’on ne sait pas comment Irina nous a présentées… Des amis ? Des sous-locataires ? Des touristes ? Pour tout dire, nous ne savons même pas si elle a prévenu les autres habitants de notre présence. Déjà qu’elle leur fait subir la litière du chat dans les minuscules toilettes…
Ce n’est pas la vie en collectivité, ni l’exiguïté qui est choquante en Kommunalka. Moi-même, après une année de colocation, j’ai vécu seule dans 9m2 pendant deux ans, puis à deux dans 18m2. Je garde d’excellents souvenirs de cette période. Non, ce qui est bouleversant, ce sont les exécrables relations humaines qui s’y développent.
Vue de nos deux fenêtres : calme...
J'ai adoré le système de double vitrage avec ces mini-fenêtres en haut. Indispensable pour le rude climat continental de Moscou.
Le matin, nous pouvions suivre les infos internationales grâce à une diffusion ponctuelle d'Euronews.
Les voisins (nous sommes cinq familles en tout, nous comprises) se détestent entre eux et semblent former des clans. Tellement que ça saute aux yeux. Les parties communes (couloir, cuisine et pièces d’eau) sont dans un état de délabrement incompréhensible. Une soirée suffit à ce que nous ayons les semelles de nos chaussons noires. La porte d’entrée symbolise cet esprit « c’est chez moi, c’est chez personne ».
La serrure principale est cassée et tourne huit fois sur dix à vide. Je me dis qu’ils vont réparer ça mais une rencontre fortuite en fin de semaine avec une ancienne habitante du Kommunalka (comme quoi on peut en sortir) m’apprend que la serrure est défaillante depuis de nombreuses années. Vous allez me dire que les habitants n’ont pas les moyens de la changer. C’est faux, nous sommes dans Moscou intramuros, dans les beaux quartiers, et un simple coup d’œil dans l’affreuse entrée du Kommunalka suffit à comprendre qu’on est ici dans la classe moyenne (pas la plus répandue en Russie). Notre hôte est d’ailleurs retraitée de l’aérospatiale. Elle voyage beaucoup, notamment en France.
Prendre sa douche est vraiment pénible. Il faut prendre ses distances par rapport au dernier servi sinon on peut faire une croix sur l’eau chaude. Il faut trimballer toutes ses affaires à chaque fois car il n’y a pas un centimètre carré pour les poser. Il faut faire abstraction de cette crasse ambiante et du fait que personne ne prend la peine d’aérer la pièce. En outre, on a constamment l’impression d’empêcher quelqu’un de se préparer, tellement on est nombreux. A part Irina et une des jeunes voisines en congé maternité, tout le monde travaille ou est scolarisé dans la journée.
Irina dort et vit dans une petite chambre de l’appartement, le temps de nous sous-louer son salon. Le fait de vivre en Kommunalka a une influence directe sur notre organisation. Première source d’étonnement : le petit-déjeuner. Nous demandons à Irina de nous le servir à 8 heures, heure standard quand on est touriste. Elle refuse, ce sera 9 heures. J’accepte parce que nous n’avons pas le choix mais finis par comprendre qu’elle attend que ses voisins partent pour vaquer à ses occupations.
Au tout début du séjour un léger incident (de son point de vue) bouleverse l’équilibre précaire sur lequel nous étions assises… Le fameux jeune homme au torse nu a souvent un de ses amis de faculté qui vient jouer à la console avec lui. Je les croise dans la cage d’escalier et comme ce dernier baragouine un peu en anglais, il me salue. Puis il me raconte que dans le top 50 russe du moment, il y a un tube avec un refrain chanté en français. Et puis c’est tout.
Le lendemain, il commet l’irréparable (sic) en venant toquer à la porte de notre chambre avec son lecteur MP3 à la main. Vous savez… la fameuse chanson… Eh bien je vais sur le palier et j’écoute poliment ce chef d’œuvre de la musique pop russe qu’il ne laisse heureusement pas trop longtemps dans mes oreilles. Irina passe avec sa tête des mauvais jours. Clap de fin. Paraît qu’on sait pas qui c’est ce jeune. Est ce qu’il m’a posé des questions ? Si oui, lesquelles ? Bon et puis à partir de maintenant, vous fermez la salle à manger à clé quand vous partez dans la journée… Oh la bonne ambiance… Bien sûr les voisins ont apprécié comme il se doit ce signe de défiance. Mais comment ne pas fermer quand Irina le demande ? Après tout dans la pièce, il y a ses bibelots, son piano, sa TV… On a pas le choix…
Avant d’oublier, je veux dire et redire à quel point cette ambiance différait de celle de la rue où les gens sont très agréables et prévenants. Quand nous sommes revenues du Monastère de Serguei Possad en train pour les célébrations des Rameaux, il y avait un homme, un marginal, endormi. La dernière passagère à sortir du train, une jeune fille, a été le réveiller en le secouant doucement « Mosskva, Mosskva ». Cela illustre bien la gentillesse russe et comme on dit « le souci des autres ».
Pour clore le chapitre Kommunalka, je dirais que chacun a été agréable avec nous à sa façon. Le dernier jour, nous avons pris plaisir à donner des gâteaux et des compotes au petit bébé de l’appartement et à discuter un brin avec sa jeune maman. C’était important pour nous qu’ils nous voient comme nous étions : impartiales.
C'est à moitié pour illustrer mon propos et à moitié parce que mon frère adoré est né cette année-là !